Elle était rentrée tard la nuit dernière, elle avait tenu à rester jusqu'à la fin du service, parce que c'est bien souvent à ce moment que les gens apprécient le plus les morceaux qu'elle leur jouait. En rentrant, la fatigue avait guidé ses pas et elle s'était rapidement retrouvée sous sa couette. Elle s'était endormie tout aussi vite, sans fermer les volets. Ce qui l'avait réveillé ce matin aux aurores.

- Dimanche... Aujourd'hui, je ne travaille pas. Je pourrai peut-être en profiter pour aller peindre.

Elle s'étira avec délice dans son lit, elle aimait se réveiller en douceur comme ça, sans l'affreux bruit de son réveil. Un sourire étira ses lèvres alors qu'elle prenait conscience de sa soirée précédente. Pas d'incidents. Pas de souvenirs. Oh bien sur, elle ne dit pas que voir ces souvenirs apparaître devant ses yeux la dérangeait. C'était juste intimidant et peut-être un peu injuste. Parce qu'ils n'ont pas tous conscience de lui offrir ces moments-là. Mais elle ne peut s'empêcher d'être touchée et heureuse de pouvoir les voir. Même si parfois, ils sont imprégnés de beaucoup de douleur et de tristesse. Quoi qu'il en soit, il lui faudrait les maîtriser pour ne plus être surprise. Mais elle n'en ferait rien aujourd'hui. Aujourd'hui elle allait peindre et se faire plaisir. Alors elle me leva et parti rapidement prendre une bonne douche et un bon déjeuner.

- Alors... Pinceaux, peintures, chevalet, toile. C'est parti.

Elle referma avec précaution l'appartement et se dirigea calmement jusqu'au lac. Elle avait repéré les lieux depuis son arrivée. Et elle avait tout de suite eu l'envie de peindre cette partie de la ville. Une fois arrivée, elle avait installé son petit matériel en prenant place sur la petite colline face au lac. Cette large étendue d'eau était resplendissante aux lueurs du matin. Et pour son plus grand plaisir, la température n'était pas encore très élevée et une légère brise venait rafraîchir l'atmosphère. Cette journée s'annonçait merveilleuse.

La toile blanche qu'elle avait devant les yeux il y a encore quelques minutes se teintait doucement de rouge et de bleu. Elle aimait peindre, voir ces couleurs se poser fièrement et former, plus tard, un tableau rayonnant. Oh bien sur, au début, elle en avait fait des horreurs, mais elle s'était rapidement améliorée. Elle était passionnée. Elle le vivait pleinement. C'est presque si un frisson ne venait pas parcourir son corps quand elle voyait la toile prendre forme.

Elle était concentrée, comme dans une petite bulle individuelle. Aussi, elle ne remarqua pas de suite la masse informe et étrangement transparente qui flottait près du lac. Lorsqu'elle l'eut remarquée, la forme avait disparu. Elle haussa alors les épaules et mit ceci sur le compte de la fatigue qui commençait doucement à rendre ses épaules douloureuses. Elle expira longuement en fermant les yeux, et c'est ce moment que choisit un caillou sauvage pour venir heurter sa toile. Elle rouvrit rapidement les yeux en le sentant heurter son bras et tomba nez à nez avec un... Une...

"Excusez moi, je n'ai pas fais exprès, je suis désolé."

Muette. Elle était totalement immobile, sûrement sous le choc d'une telle vision, cherchant encore une explication à l'apparition d'un être... Flottant et... Entièrement rose. Ne pouvait-elle donc pas passer une journée calme, tranquille et... Normale ? Elle se reprit dans un petit sursaut et jeta un œil à sa toile. Le caillou l'avait traversé, la toile était fichue. Elle haussa les épaules et retourna à la contemplation de la... Chose.

C'était un homme visiblement, ou plutôt, un jeune homme. Il n'avait pas l'air si vieux que ça. Il devait avoir son âge, voire un peu moins. Toujours est-il qu'il était rose et qu'il flottait à quelques centimètres du sol.

- Je... Ce n'est rien. C'est... Vous êtes quoi au juste ?

Elle était curieuse, vraiment curieuse de savoir quel genre de pouvoir il pouvait avoir. C'était toujours amusant, de découvrir les pouvoirs des autres, certains paraissait dangereux si mal utilisé et d'autres totalement inoffensifs. Alors, quel était le sien au juste ?

Elle se laissa surprendre une seconde fois lorsque le jeune homme face à elle passa de bleu à rose, tout en gardant cette légère transparence qui semblait le faire flotter. Elle repose doucement son pinceau et s'intéresse davantage à son interlocuteur.

"Bonjour, je m'appelle Saitou Nashmir. Je suis désolé pour votre toile, je trouverais un moyen de vous la dédommager."

Saitou donc, lui tendit sa main. Elle ne réagit pas de suite, un peu trop surprise, et au moment où elle approcha la sienne, cette main étonnamment bleue se retira. Elle fronça un instant les sourcils avant d'écouter les explications de Saitou, qui lui indiquait gentiment son pouvoir. Donc il pouvait se transformer en fantôme, ça avait l'air plutôt sympathique, surtout pour faire des farces. Oui, elle était mature et sérieuse, mais il lui arrivait aussi de s'amuser, de se détendre.

"Je suis un fantôme, ou tout du moins, un humain ayant des capacités de fantôme."

Elle serra la main qui se présenta à elle, tout à fait identique à la sienne maintenant. Il n'y avait plus cette lueur bleutée qui l'avait surprise au début, tout semblait normal. Elle lui offrit un agréable sourire et se leva, pour constater qu'il était beaucoup plus grand qu'elle, ce qui ne l'étonna guère puisque toute le monde l'était. Qui faisait moins d'un mètre cinquante-cinq aujourd'hui ?

- Ravie de faire votre connaissance. Ne vous inquiétez pas pour la toile, elle était bon marché et de mauvaise qualité. Donc, un humain avec des capacités de fantôme c'est ça ? Donc, c'est possible de passer à travers les murs ? Ce doit être amusant.

Elle parlait peut-être un peu trop et un peu trop vite, mais sa curiosité avait été éveillée et il lui fallait la satisfaire.

Le regard empli de douleur que lui adressa alors Saitou avait quelque chose de surprenant. Jusqu'ici, elle n'avait croisé que peu de personnes, avec qui elle n'avait pas forcément évoqué l'histoire des pouvoirs,  mais ça restait quelque chose que tout le monde avait en tête. Elle tiqua en l'écoutant, il respirait la déprime et le pessimisme. Il était son parfait opposé, et elle ne supportait pas cet air abattu. Elle regarda tout de même attentivement ce petit insecte qui s'était posé sur lui. Oh bien sur, c'était uniquement pour le surveiller, s'assurer qu'il n'aurait pas l'idée de venir sur elle. Parce qu'elle n'était pas sûre de pouvoir retenir la peur sourde qui était en train de la submerger.

- Si vous ne l'aviez pas eu, on ne serait pas là aujourd'hui. Passons. Je suis sûre que si vous appreniez à le contrôler, vous pourriez éviter de blesser ce qui vous entoure. Mais je suis soulagée quand même de conserver ma main, ça m'aidera grandement. Il faut dire qu'une pianiste amputée d'une main n'est plus vraiment une pianiste.

Un petit rire s'éleva, elle s'était imaginée avec une main en moins. Elle n'avait pas peur, elle était confiante. Puis, quand elle s'arrêta et qu'elle releva la tête vers Saitou... Il avait disparu. Elle le chercha rapidement, sondant les lieux de ses doux yeux gris et le retrouva. Il s'avançait à une allure mesurée vers le lac. Elle s'assura que ses affaires étaient toujours en place puis se mit à trottiner pour réussir à le rejoindre.

- Je peux essayer de vous aider, pour vos souvenirs je veux dire. En fait, j'ai la faculté de pouvoir visualiser les souvenirs et les pensées des gens qui m'écoutent. C'est un peu effrayant dis comme ça, et je ne le maîtrise pas vraiment, mais s'il y a des choses que vous ne pouvez pas voir, peut-être que je pourrai les voir.

Elle était étonnamment bavarde, un peu plus que d'habitude, mais elle n'avait que trop rarement l'occasion de parler de son pouvoir. Pouvoir qui la fascinait autant qu'il ne l'intriguait. Elle était maintenant arrivée au niveau de Saitou et observa le lac un instant.

- A moins que vous ne préfériez passer votre après-midi seul devant ce lac resplendissant. Bien que je ne puisse concevoir qu'on s'assied face à cette superbe étendue d'eau sans pour autant réellement en profiter.

Son regard se perdait face au spectacle qui s'offrait à elle, les couleurs se mêlant et se démêlant devant ses yeux, les clapotis de l'eau résonnant dans ses oreilles et la légère brise soulevant les longues mèches blondes qui bordaient son visage. Elle aimait vraiment l'été.

Le jeune homme avait l'air perturbé, comme en pleine tempête intérieure, avant de finalement refuser sa proposition. Elle n'était pas déçue, pas surprise non plus, à vrai dire elle s'y attendait. Qui acceptait une telle proposition ? Alors même qu'ils venaient de se rencontrer. Certes, elle adorait s'exercer et découvrir l'étendu de son pouvoir, mais ce n'était pas la meilleure des approches possibles. Elle haussa les épaules et retourna à sa contemplation passive du lac.

"Bon en fait je veux bien si vous êtes d'accord."

Elle tourna son visage vers lui, ses yeux plongeant dans les siens, toute la joie de pouvoir tester ses pouvoirs transparaissait dans leur couleur grisâtre. Elle hocha vivement la tête et se mit à réfléchir un instant. Où pourrait-elle trouver un piano à disposition ? Elle ne travaillait pas aujourd'hui, alors elle ne pouvait pas aller utiliser celui de son patron. Mais alors... Où ?

- Alors, on peut commencer par se tutoyer non ? Oh et, je crois que j'ai oublié de me présenter tout à l'heure, je m'appelle Pia, Pia Nyberg, mais tu peux m’appeler Chacha si tu veux.

Un sourire des plus rayonnants avait prit place sur son visage, elle aimait les gens, elle aimait partager et découvrir, et elle avait tout le matériel pour sous les mains, si on excluait le manque d'instrument. Peut-être qu'il y en aurait un dans le parc, il en plaçait souvent un sous le kiosque en été, avec des petits bancs en bois.

- Tu es là depuis longtemps toi ?

Elle entamait doucement une conversation plus banale, peut-être pour détendre un peu l'atmosphère, en apprendre aussi plus sur Saitou, ce serait plus simple ensuite sûrement.

Elle l'écoutait attentivement, et fronça légèrement les sourcils d'incompréhension à la fin de sa phrase. Que quoi arrive ? Elle jeta un coup d’œil vers Saitou et le découvrit bleu, pas le beau bleu roi qu'elle aimait à porter, non, un bleu plus fort, plus profond. Ça avait l'air de lui coûter ce pouvoir, pourtant, elle trouvait ça... Joli ? Personne ne changeait de couleur comme un caméléon selon l'humeur, c'était unique et amusant en fait. Quelle couleur prendrait-il s'il riait ? Ou s'il s'endormait ? Ou s'il pleurait ?

"Désolé... Et toi, quand est-ce que vous êtes arrivés ici toi et ta... tes pouvoirs ?"

Elle sourit devant ce semblant de maladresse et regarda avec amusement cette petite mèche rebelle se teinter de rose et se démarquer du reste du corps bleu. Elle l'écouta se reprendre et s'intéressa davantage lorsqu'il devint partiellement transparent. Alors même ça il pouvait le faire ? C'était fort. Elle était absorbée par ce qu'elle voyait, tout à travers en fait.

- Waow.

Saitou redevint bleu et elle se reconcentra sur leur conversation, un peu plus intriguée encore qu'auparavant.

- Je suis là depuis quelques semaines, j'ai quitté la Suède quelques jours après l'avoir découvert.

Elle se remémora un instant certains de ses souvenirs, le sous-sol du chic restaurant, la découverte un peu surprenante de son pouvoir et le repos qui transparaissait sur les trait du jeune homme qu'elle avait apprit à "connaître". Elle avait envie de rejouer ce morceau, elle le jouait rarement et c'était avec lui qu'elle avait tout dévoilé.

- Tu as eu peur quand tu t'es vu tout bleu comme ça ?

Elle avait eu peur en se rendant compte de ce qui venait de se passer ce jour-là. Peut-être que c'était quelque chose de commun ?

Elle hocha doucement la tête sans insister sur l'apparent sujet tabou qu'est l'utilisation maladroite de son pouvoir. Ça ne faisait pas un an que son pouvoir était apparu, c'est pour ça que la première fois elle avait eu peur, parce que c'était nouveau, inconnu et totalement fou.

- Non. Il est apparu quelques jours avant que j’atterrisse ici. Peut-être qu'il était là avant, qui sait.

Elle se rappela, au moment même ou Saitou lui en faisait la remarque, qu'ils n'avaient pas bougé d'un pouce. Elle sourit en lui répondant par l'affirmative et remonta la petite colline pour récupérer ses affaires, qui étaient toutes sagement restées immobiles. Elle s'autorisa à regarder une dernière fois le lac, qu'elle reviendrait sûrement peindre dans quelques jours.

- Il doit y avoir un piano sous le kiosque du parc.

Elle avait son matériel en main, elle était un peu bancale et instable avec tout ça mais pour aller jusqu'au kiosque ce ne serait pas si difficile, ni long d'ailleurs. Elle emboîta le pas à Saitou et commença à réfléchir au morceau qu'elle pourrait jouer. Faudrait-il quelque chose de doux ? Ou de mélancolique ? Ou alors quelque chose de puissant ? Tout dépendait du type de souvenir à explorer. Mais dans ce cas-là, où on ne savait rien de ce qu'on cherchait ni de ce qu'on allait potentiellement trouver, qu'est-ce qui restait le plus adapté ?

- Il a un style de musique que tu affectionne plus qu'un autre ?

Généralement, ces choses là étaient rattachées à des sensations ou des souvenirs dont on a pas forcément conscience. Elle-même était irrémédiablement attirée par le Jazz sans vraiment savoir pourquoi, c'était comme ça, elle se sentait à sa place au milieu de ses notes expressives et rythmées.

Saitou aimait la valse, c'était quelque chose d'éminemment beau. Parce que cette danse était belle et qu'elle adorait danser quand elle en avait l'occasion, ce qui était trop rare malheureusement. Le plus surprenant fut sûrement le changement de couleur de cheveux de Saitou, de bleu foncé ils étaient passés à un jaune doré tout à fait magnifique. Ses yeux s'étaient perdu dans cette étendue oscillant entre le blé et le soleil.

-  C'est magnifique comme couleur.

Elle sentit avec joie la lourdeur de son matériel partir et le regarda flotter un moment. C'était comme si une partie de ce qui le rendait si mélancolique, si déprimé, c'était envolée, et elle ne put s'empêcher de sourire à cette pensée, décidément, on faisait de bonnes rencontres ici.
Leurs pas les amenèrent rapidement au niveau du parc, ce petit endroit paisible où chantent les oiseaux, et où le petit pont rouge menant au kiosque au centre de ce lieu rappelle ces images que l'on voit dans les livres sur les pays orientaux.

-  J'aime beaucoup peindre ici.

Elle s'immobilisa devant le pont, toujours un peu peureuse malgré les nombreuses fois où elle y avait posé les pieds, imaginons un instant qu'il ne se brise, elle tomberait, n'est-ce pas ? Elle fixa le kiosque juste en face et sourit en remarquant le piano.

- Il est là. Parfait. Tu viens ?

Oui, elle aimait jouer, elle aimait danser, et parfois même elle chantait. Elle se sentait vivre dans ces moments qui contribuaient à lui faire garder la tête haut, ses yeux rivés vers ces rêves qui peuplent son esprit.

La foule présente devant le kiosque l'ennuya, peut-être même plus que de constater les changements de couleurs de cheveux de Saitou. Parce qu'elle avait été très enthousiaste à l'idée de jouer, parce qu'elle aimait partager, et que d'un coup, tout retombait. Elle était déçue mais elle n'en montrerai rien, ce n'était pas son genre de se plaindre, surtout quand l'autre avait cette petite voix un peu tremblotante de la personne un peu découragée.

- Ils ne le monopoliseront pas toute la journée, il suffit d'être patient. Mais si tu préfères rentrer, c'est ton choix.

Et d'un coup, sans vraiment savoir pourquoi, elle était vexée, elle lui en voulait, elle le trouvait idiot, stupide et faible. Parce qu'il donnait l'impression d'abandonner avant même de commencer, alors qu'ils s'étaient tout deux donnés tant de mal pour parvenir jusqu'ici. Mais elle n'était pas brusque, ni encombrante, libre à lui de lui laisser ses affaires et de partir.

- Si tu veux partir, tu peux me les laisser, je pense que je vais entamer une autre toile puisqu'il fait beau et qu'il n'est pas trop tard.

Elle s'avança jusqu'à se laisser tomber sur un banc, un peu démoralisée par le monde présent autour du piano et de la clarinette qui jouaient un morceau qu'elle n'appréciait pas particulièrement, un saxophone aurait été le bienvenu, parce qu'il apportait toujours une petite touche d'énergie avec ce son cuivré qui lui est propre. Elle récupéra vaguement ses affaires pour les déposer à côté du banc avant de jeter un oeil à Saitou.

- Alors ?

Elle se rendit alors compte que ses cheveux étaient complètement noir, et qu'au-delà du fait que ça donnait une sale impression de tristesse encore plus forte que le bleu, ça lui allait bien, au final, elle ne l'avait pas tant observé que ça.